Anticipation et neurobiologie

Publié le par Jean-Luc PETIT

L’anticipation : phénoménologie et substrats neurobiologiques

Jean-Luc PETIT
Université Marc Bloch – Strasbourg II
& Laboratoire de Physiologie de la Perception et de l’Action

      

 

S’il est vrai, comme l’affirment aujourd’hui les neurosciences « cognitives » (soulignant ce qui les oppose à la réflexologie de leurs débuts), que tout mouvement est précédé par une activité interne qui l’anticipe, en prédit les conséquences et en simule l’exécution (Berthoz, 1997, 2003), alors on sera en droit de demander : quand ce mouvement commencera-t-il vraiment de façon que l’agent puisse se l’attribuer comme son action? Si toute sensation est préparée par une modulation d’origine centrale de la sensibilité du capteur, où faudra-t-il placer « l’entrée sensorielle », le premier contact tactile, visuel ou auditif avec la chose? Si l’intention, la décision, l’action, la perception, la cognition dépendent des patrons d’activation de réseaux de neurones spécialisés dans le cerveau, de telle sorte qu’on puisse dire que « c’est le cerveau qui décide, qui agit, qui projette sur le monde des intentions, anticipations, préperceptions, etc.», que restera-t-il à faire aux personnes, elles-mêmes? Et si ces personnes ne font rien, pourquoi leur cerveau aurait-il encore « quelque chose à faire »? Tout transfert à un sous-système cérébral de n’importe quelle propriété ou fonction du sujet entier introduit dans le cerveau un homoncule avec le risque d’une régression infinie. Ces questions et bien d’autres, quoique soulevées par les récents progrès des neurosciences dans l’investigation des bases biologiques de l’esprit humain n’en ont pas moins pour le phénoménologue un air de « déjà vu ». 
      On retrouve, à l’évidence, ce mode d’être primordialement anticipant dans notre expérience subjective de l’action, dans la mesure où le mouvement musculaire est normalement guidé par et contrôlé en son effectuation en fonction de l’intention. Mais, on le retrouve aussi dans la perception, qui n’est pas la rencontre fortuite de l’axe du regard et d’un objet quelconque existant en soi (c’est-à-dire physiquement), mais un acte de position devant soi d’un certain objet d’intérêt en tant qu’objet existant pour soi (subjectivement). L’intérêt qui détermine une telle orientation de l’attention guide le regard vers la chose. Mais qu’est-ce qui guide l’attention et l’intérêt, à leur tour, si ce n’est une intentionnalité perceptive ? Or, admettre que la perception se précède ainsi elle-même dans l’exploration du champ visuel en vue de la sélection de son objet nous contraint de renoncer à la traditionnelle distinction entre sensation et perception. Parallèlement, le physiologiste sera bien inspiré de repenser l’anatomie du cerveau de façon à en finir avec la distinction entre aires sensorielles « primaires » et aires d’association « secondaires ». Mais, si l’on ne doit plus maintenir cette hiérarchie rigide où des centres « de bas niveau » sont subordonnés à des centres « de haut niveau » (ou inversement), le haut et le bas devront être relativisés par rapport au dynamisme du recrutement fonctionnel des réseaux neuronaux par les tâches comportementales. L’importance du comportement en sera rétablie. Et de là, il ne sera plus dénué de sens de rapporter « au sujet » (au sens d’Aristote, sinon de Descartes) plutôt qu’à tel ou tel système localisé les influences « du haut sur le bas » telles que la modulation de l’activité des aires sensorielles « primaires » par l’attention (ou l’intention). Car, qu’est-ce que manifestera ce bouclage par le bas ou vers l’extérieur du circuit complet de perception-action se refermant sur lui-même en feedback ? Il manifestera l’autonomie de l’organisme vivant comme agent que rien d’extérieur n’affecte sans que cette affection ne comporte une part active d’auto-affection.
      La phénoménologie a prétendu revivre et méthodiquement approfondir cette perplexité devant ce qu’au plan des phénomènes (sinon à celui de la réalité physique) on peut bien appeler « le mystère de l’origine » que la science objective persiste à ignorer, mais qu’une méditation un peu soutenue retrouvera tant dans la perception, ou la cognition : origine du monde pour le percevant, que dans l’action : première fois de l’intervention de l’agent dans le monde. Au moment où se développe une importante tentative de rapprochement entre la phénoménologie, la psychologie et d’autres sciences cognitives [Témoins de cette tentative : la somme publiée sous la direction de J. Petitot et al. (2002), le dossier de la revue Intellectica, n° 37-38 réuni par J.-L. Petit (2003) et la revue internationale Phenomenology and the cognitive sciences, éditée par N. Depraz et S. Gallagher, 2002], le lecteur attend à juste titre une mise en regard systématique des classiques analyses phénoménologiques de la constitution des objets de perception ou buts d’action et des résultats récents sur l’influence centrale de l’attention ou de l’intention sur le fonctionnement des aires sensorielles ou motrices. C’est exactement ce que nous lui apportons.

Phénoménologie de la constitution  
      L’approche phénoménologique de la perception prétend nous replacer dans l’immanence vécue d’un acte de percevoir non adultéré. Si l’on s’en tient à la simple intention du percevoir, ce ne sont pas des sensations ni des représentations mentales qui sont les objets perçus, mais bien les choses elles-mêmes : « Je perçois l’arbre ou le cheval dans le pré, pas mes sensations de couleur, de forme, etc. ». Nous pouvons, bien sûr, être attentifs à des parties de l’objet comme à son tout, mais cette disposition d’esprit orientée vers la singularité concrète, cette attention ne concernera que du singulier et de l’individuel et ne donnera pas accès à des caractères généraux permettant de synthétiser et d’unifier une connaissance de la chose. Pour rester fidèles à la visée intentionnelle propre de la perception en tant qu’acte, il faut admettre que nous avons une pluralité de modes de visée d’objets dans des actes essentiellement différents : non seulement nous visons la chose individuelle dans le sentir, mais nous visons et saisissons aussi des objets idéaux ou des propriétés générales : « le vert de l’arbre »; « le triangle (à travers un dessin approximatif) »; « l’identité de la chose ». Il faut donc généraliser le concept d’attention en l’étendant au domaine entier des actes de visée intentionnelle de quelque chose en tant qu’objet d’intérêt pour un sujet actif et selon une certaine modalité de relation (sensorielle, symbolique, cognitive, volitive, affective, etc.). Les objets sont connus en tant que visés dans une relation cognitive et non parce qu’ils seraient simplement contenus de façon contingente dans la conscience comme dans une boîte où on les éclairerait avec un projecteur. Ils sont en tant qu’ils sont pour quelqu’un pour qui ils sont porteurs de certaines valeurs ou significations. Les choses perçues ne sont pas simplement les choses physiques ni leurs représentants mentaux : elles sont produits de constitution active en tant que choses dotées du sens qu’elles ont pour nous et cette constitution s’accomplit au sein des diverses formes d’actes intentionnels qui les visent. 
      Un son n’est pas un simple « stimulus acoustique » qu’un récepteur passif capterait pour nous donner mécaniquement une représentation auditive. Un son est un objet temporel qui apparaît comme doté précisément de ce sens : entité objective temporelle dans le flux d’expérience vécue d’un sujet percevant. Cet objet doit sa constitution à un système dynamique de positions, renvois et tensions subjectives (système analysé par Husserl dans les Leçons de 1905). La place de cet objet dans le temps objectif résulte d’une abstraction ultérieure des axiomes du temps sur la base vécue de ce système dynamique. Cette abstraction a un prix : l’écrasement et la méconnaissance de la structure logique originale du temps constituant à l’origine du temps usuel. Conformément à la métaphore de la comète, lorsqu’un son retentit on distingue un noyau d’expérience sensorielle originaire et une queue de rétentions du son juste passé qui se prolonge en un recouvrement continu jusqu’à une limite au-delà de laquelle le son est révolu et nécessite un nouvel acte spécial pour son rappel comme représentation mémorielle. Le présent du son actuel n’est pas un point fixe, mais une origine générative d’où jaillit un matériau sensoriel constamment nouveau et dont chacune des phases nouvellement produite est aussitôt soumise à un processus de modification qui l’éloigne dans une distance croissante par rapport au maintenant présent. Ce point n’est pas la limite d’une approximation qui une fois atteinte serait un terme définitif, mais une source incessante de nouveauté. Cette nouveauté n’est pas une simple diversité ni une pure dispersion dans la succession, mais la série des maintenant présents du son est traversée et fermement maintenue en son unité de sens comme étant « le même son » par un acte subjectif d’appréhension d’identité. Cette circularité du maintien de l’identité à soi originaire dans la distance et une distance qui croît jusqu’à un point de non rétention est une structure pré-empirique (transcendantale) dont l’actualisation dans les actes du sujet percevant un son est la condition de possibilité pour lui d’une expérience « du son ».
      Un cube (un dé) n’est pas simplement « un stimulus optique » dont l’impression passive sur nos récepteurs rétiniens nous donnerait mécaniquement la représentation spatiale correspondante. Un cube - pour reprendre les analyses des Leçons de 1907 de Husserl - est un objet (ou une objectivité) spatio-temporel qui n’est à proprement parler jamais donné dans le contenu sensoriel actuel, parce qu’il ne nous présente que sa face frontale tandis que ses faces latérales fuient en perspective quand elles ne sont pas masquées. Cette condition est absolument générale : tout objet de perception spatiale est un produit des activités constituantes du sujet percevant. Nous n’avons d’emblée rien de tel que « l’objet », il y a seulement des esquisses, ombres ou fantômes porteurs de prétentions à l’objectivité en cours de confirmation (ou d’infirmation) dans le progrès de l’expérience. Ces esquisses entrent dans nos champs visuels instantanés, les traversent et en ressortent en fonction des mouvements de nos organes sensoriels et de nos organes moteurs. Ces séries d’esquisses ne s’organisent pour le sujet percevant en une configuration permanente porteuse de la valeur d’être : « une chose » que parce que ce sujet les traverse d’une visée d’identité qui les retient et les enchaîne de façon à former une « multiplicité définie » dont la chose individuelle unique et identique est le « corrélat noématique ». Cette structure de multiplicité est un système dynamique émergeant du flux des vécus sensoriels et kinesthésiques. Sa mise en place requiert la corrélation systématique des séries d’esquisses de champ et des décours kinesthésiques (intentions motrices et sensations proprioceptives) sous le contrôle de la visée objectivante. A la différence du son, le moteur de diversité ne s’identifie plus avec l’impression sensorielle ni avec la saisie d’identité. Ici, la visée « à vide » d’un déploiement régulier des faces cachées de la chose conforme à l’anticipation reçoit sa saturation (ou non saturation) sensorielle de la variation d’aspects « de la même chose » motivée par le fonctionnement du système kinesthésique. Il faut donc opposer le stimulus (physique) et la chose dans l’espace : le premier illustre notre passivité sensible, la seconde notre activité (transcendantale) constituante du sens.
      Ces schémas de descriptions n’envisagent pas la possibilité d’autres « champs » que le champ visuel complet ou le champ temporel total du sujet percevant. Sont-ils pour autant dépassés ? Sans doute, l’apport décisif des neurosciences de la vision (voir l'ouvrage du neurophysiologiste anglais pionnier de l'exploration du système visuel au-delà des aires primaires V1 et V2: S. Zeki, 1993) a-t-il été de pluraliser et de distribuer ces champs en relativisant la réception du signal aux « champs récepteurs (CR) » des cellules des différents relais neuraux dans la voie de traitement hiérarchique de l’information visuelle (de V1 à TE). Les fonctions dites « de haut niveau » (attention, individuation, objectivation, « binding », reconnaissance d’identité) étaient censées intervenir aux étapes de traitement tardives et non dans les aires sensorielles primaires. L’architecture fonctionnelle de celles-ci semblait dédiée à la sauvegarde de la topographie des récepteurs (rétinotopie de V1, tonotopie de A1, somatotopie de SI). Mais, la remise en question de l’univocité de cette hiérarchie par l’introduction récente de l’hypothèse d’un feedback réentrant grâce auquel l’information élaborée des aires supérieures exercerait une influence modulatrice (facilitante ou inhibitrice) sur la réception du signal dans les aires sensorielles primaires nous invite à méditer non seulement sur le pluralisme et la distributivité du traitement sensoriel, mais aussi sur son unité intégrative. Tout se passe comme si les cellules des aires réceptrices primaires ne se contentaient pas d’être le code du stimulus préféré tombant dans leur CR, mais qu’elles « savaient quelque chose » de ce qui se passe en dehors de ce CR, donc dans le champ total qui redevient d’actualité. Ramener l’intelligence du plan des associations supramodales au plan sensoriel permet une économie en représentations mentales parce qu’il devient moins tentant d’en postuler si les activités réceptrices sont déjà pleinement interprétatives. Mais bénéficiera en même temps d’un regain d’intérêt toute théorie unitaire qui tentera de rendre compte de la continuité d’intégration de la perception par la dynamique du champ visuo-attentionnel ou audio-attentionnel global.  
      Au sortir d’un long sommeil dogmatique empirico-représentationnel, les neurosciences (sinon les sciences cognitives) commencent à explorer le substrat biologique de la constitution transcendantale. La structure rétentio-protentionnelle de l’intentionnalité perceptive entrelace la production de diversité sensorielle et la position d’identité présomptive. L’architecture fonctionnelle (non anatomique) du traitement perceptif visuel ou auditif croise la hiérarchie ascendante rétino-(ou cochléo)-thalamo-corticale avec le feedback des étapes supérieures sur les aires sensorielles primaires d’une part, les influences modulatrices horizontales (cortico-corticales : fronto-pariétales) et obliques (cortico-sous-corticales : viscérales) d’autre part. Sans doute, ces influences s’inscrivent-elles dans l’ordre de la causalité, ou au moins de la corrélation, qui reste celui du temps de la mesure (la dizaine ou centaine de millisecondes de l’activation neuronale en réponse à une stimulation exogène ou endogène). Mais, eu égard à la signification biologique de la perception, comme individuation de l’objet externe, ces processus renvoient à des actes essentiels à la survie qui interviennent en amont de « la réalité de l’objet » et des valeurs cognitives ou affectives qu’il porte. C’est cette antécédence par rapport à la réalité habituelle qui justifie d’y voir le substrat biologique des opérations constituantes de l’expérience (sinon la conscience) perceptive. Si ces opérations ne planent pas dans le vide, on ne peut pas se contenter de les imputer «au sujet transcendantal». Pour leur fondation (implémentation matérielle) les patrons d’activation transitoire dans les boucles fonctionnelles recrutées par les activités perceptives dans le cerveau d’un sujet percevant sont les candidats naturels. On retiendra les preuves de l’influence modulatrice de l’attention sur les cortex visuel et auditif primaires ainsi que de l’influence modulatrice de l’action et de l’intention sur la plasticité des cartes somatotopiques du cortex somatosensoriel. « Attention », « intention », « action », et en général tout corrélat physiologique de la dimension anticipatrice des conduites seront considérés des approximations tolérables des vécus d’actes intentio-rétentio-protentionnels d’une subjectivité constituante (incarnée). 

Influence de l’attention sur l’aire auditive primaire (A1)
      Dans une expérimentation récente (Alain & Woods, 1997), on fait entendre aux sujets des suites de quatre notes alternativement graves ou aigues, cette alternance régulière étant interrompue de façon aléatoire par la répétition d’une note grave ou aigue. La consigne est de presser un bouton lorsque ce changement se produit dans l’oreille qu’on leur désigne. Des travaux antérieurs (Winkler & Czigler, 1998) ont établi que l’électroencéphalographie (EEG) enregistre sous la forme d’une déviation de la courbe des potentiels correspondant aux sons réguliers les réactions cérébrales à l’occurrence d’une rupture de la régularité d’alternance entre deux sons. Au lieu d’une succession régulière de déflections alternativement positives et négatives, la courbe montre un accroissement significatif de la déflection négative à une latence de 100 à 200 millisecondes par rapport au stimulus. Cette négativité accrue est appelée négativité de discordance (mismatch negativity : MMN). La production d’une MMN ne dépend pas de l’attention des sujets, puisque la consigne qu’on leur donne généralement est d’ignorer les stimuli auditifs.
      D’après l’interprétation usuelle, la MMN signalerait un processus automatique pré-attentionnel. Automatiquement, le stimulus entrant se détacherait des représentations des stimuli juste passés conservés (d’après l’hypothèse) dans la mémoire immédiate. La fonction de ce mécanisme serait de détecter les changements dans le fond sonore de manière à orienter vers eux l’attention. Une telle interprétation présente l’inconvénient de subordonner l’attention à la sensation et de vider de sens la notion d’attention en la détachant des motivations de l’organisme. L’orientation attentionnelle est dès lors réduite à la passivité à l’égard des propriétés du stimulus (saillance) auquel est attribué une influence causale directe sur l’appareil perceptif. Toutefois, le fait que cette MMN se produise indépendamment de l’attention ne prouve pas que l’attention n’a pas un rôle à jouer dans la reconnaissance des discordances dans les régularités auditives.
      En fait, lorsqu’on demande au sujet de faire attention aux sons diffusés dans une oreille et d’ignorer ceux de l’autre oreille, la MMN correspondant à la condition d’attention s’accroît en moyenne du simple au double par rapport à la MMN correspondant à la condition d’inattention. Cette MMN d’inattention est même supprimée lorsque la tâche imposée au sujet requiert une attention intense. Ce phénomène témoigne d’une influence précoce de l’activité de l’auditeur sur la perception des régularités auditives. Celle-ci ne peut plus être imputée à de simples mécanismes de détection automatique de discordance dont le déclenchement serait imputable aux seules propriétés du stimulus. Elle fait place à une mobilisation spéciale de ressources cognitives qu’on appelle « attention sélective » parce qu’on suppose qu’elle consiste en une opération de sélection du stimulus déviant. Celui-ci ne serait pas automatiquement détaché de la suite des sons par le seul contraste qu’il crée avec la suite régulière que son occurrence perturbe. Sa perception exigerait qu’il soit (dirait le phénoménologue) reconnu comme déviant grâce à une focalisation sur lui de l’attention. On peut voir poindre ici chez les chercheurs empiriques l’exigence d’introduire en théorie de la perception un acte identifiant sans lequel il ne saurait y avoir reconnaissance de l’identité de l’objet.
      La MEG (Woldorff et al. 1993) corrobore le témoignage de l’EEG concernant l’influence de l’attention sur l’élaboration du signal auditif. Dans les deux méthodologies on enregistre au niveau de chaque capteur les ondes d’activité électrique ou magnétique évoquées par un son perçu par l’oreille contralatérale au site d’enregistrement. L’inversion de polarité de l’onde caractéristique de l’influence de l’attention se produit au même moment (autour de 100 msec.). Et on observe un renforcement analogue par l’attention des potentiels électriques et des champs magnétiques. Mais la MEG présente encore l’avantage de permettre une localisation plus précise de l’activité cérébrale corrélative. À partir de la carte topographique de la distribution du champ magnétique évoqué par l’audition d’un son en condition d’attention sélective, on peut calculer la source dipolaire équivalente unique qui serait la mieux ajustée à la distribution observée. On considère que la localisation de cette source hypothétique dans un cadre de référence spatial construit à partir de repères crâniens estimatifs indique le centre de la région de tissu cérébral sélectivement activée. Or, l’activité évoquée par l’écoute attentive du son se révèle avoir une source très voisine sinon identique à l’activité évoquée par une audition inattentive. Toutes deux peuvent être référées à une source située dans le cortex auditif parallèlement à la scissure de Sylvius, latéralement par rapport à la circonvolution de Heschl (planum supratemporal). Ce qui apporte un renfort significatif à l’hypothèse que cette modulation d’amplitude des potentiels électriques et des champs magnétiques évoqués par l’audition d’un son pourrait être attribuée à un contrôle de l’attention sur l’élaboration corticale du signal auditif, contrôle s’exerçant dès les premières étapes. Voire même avant le commencement de cette élaboration : sur la sélection du stimulus à l’entrée du système de traitement auditif cortical (on a pu enregistrer un effet mesurable sur le même cortex auditif dans un laps de temps de 20 msec. poststimulus).

Influence de l’attention sur l’aire visuelle primaire (V1)   
      L’organisation fonctionnelle de l’aire visuelle primaire (V1) dans le cortex occipital conserve la topographie des rétines (rétinotopie), tandis que cette homologie structurale tend à disparaître à mesure qu’on s’élève vers des régions temporales ou pariétales concernées par les aspects interprétatifs (ou cognitifs) de la perception visuelle. Cette circonstance est généralement conçue comme témoignant du caractère purement réceptif du fonctionnement de V1, dont les cellules seraient dédiées à la détection passive de stimuli élémentaires tombant dans leur « champ récepteur rétinien (CR) » : la petite région du champ visuel où l’occurrence du stimulus préféré de la cellule provoque sa décharge. Que l’attention soit autre chose que la simple fixation du regard (et la stabilisation passive des CR cellulaires sur l’environnement), qu’elle soit capable d’opérer activement dans le champ visuel une sélection indépendante des propriétés « physiques » des stimuli : voilà un défi pour cette conception hiérarchique de la vision avec ses préjugés empiriste et représentationaliste.
      Une recherche récente (Brefcynski & DeYoe, 1999) a réussi à dissocier et comparer les activations du cortex visuel corrélatives des déplacements de l’attention visuelle et les activations évoquées par l’exposition passive à des stimuli identiques à ceux qu’on proposait successivement à l’attention des sujets. Ceux-ci, placés devant l’écran d’un projecteur vidéo contrôlé par ordinateur, devaient maintenir le regard fixé sur une croix au centre d’une cible circulaire couvrant le champ visuel. La cible étant découpée en secteurs ornés de rayures changeant aléatoirement de couleur et d’orientation, on désigne oralement aux sujets toutes les 2 sec. l’un des cinq secteurs de la cible dont il doit noter la configuration interne (en vue d’un jugement par presse-bouton). De manière à solliciter le déplacement continu du foyer de l’attention soit on prend ce secteur sur le méridien horizontal de la cible à une position de plus en plus périphérique soit sur une circonférence de la cible en tournant dans le sens contraire des aiguilles d’une montre. Les activations corrélatives du cortex occipital sont enregistrées au scanner d’imagerie fonctionnelle par résonance magnétique nucléaire (RMN). Résultat : le déplacement successif de l’attention visuelle vers des cibles d’abord situées (dans le champ visuel droit) au centre de fixation du regard puis en des positions progressivement plus périphériques induit (dans le cortex visuel gauche) un accroissement transitoire d’activation qui est localisé d’abord au pôle occipital et dans la profondeur du sillon calcarin (aire primaire V1) puis qui s’en éloigne dans la direction ventromédiale en balayant plusieurs aires du cortex extrastrié. Le déplacement circulaire de l’attention visuelle de bas en haut (dans le champ visuel gauche) induit (dans le cortex visuel droit) un accroissement transitoire d’activation intéressant d’abord la région dorsomédiale puis la région ventromédiale. Dans les deux conditions, la progression des accroissements d’activations liés à la modulation de l’activité corticale par l’attention demeure conforme à la rétinotopie bien connue des représentations corticales du champ visuel dans le cortex visuel : fovea représentée au pôle occipital, périphérie du champ dans des régions plus antérieures ; quadrant inférieur de l’hémichamp représenté dorsalement, quadrant supérieur ventralement. La localisation de ces accroissements d’origine attentionnelle est manifestement concordante avec celle des activations évoquées par les différents secteurs successivement indiqués lorsqu’ils sont présentés séparément du reste de la cible.
      On peut donc parler de « rétinotopie attentionnelle » comme on parle de rétinotopie des représentations corticales des stimuli visuels dans V1. Il n’est donc pas douteux que l’effet de l’attention s’exerce sur les premières étapes d’élaboration corticale des stimuli visuels. Voire même avant le commencement de ce processus d’élaboration : une modulation attentionnelle dès les 20 msec. poststimulus est attestée en MEG dès 1993. La comparaison entre l’activation importante mais diffuse de l’ensemble du cortex occipital par la présentation passive de la cible entière avec le patron d’activation focalisé et ordonné corrélatif du déplacement du foyer de l’attention sur les différents secteurs de cette cible démontre que l’influence de l’attention consiste en une modulation de l’activation induite par la vision passive de la cible entière. La conclusion qui semble devoir s’ensuivre, mais que les chercheurs n’ont pas tous tirée, c’est que puisque l’attention influence « l’information visuelle » dès « l’entrée sensorielle », il n’existe rien de tel qu’une « aire visuelle primaire » qui serait dédiée à la réception passive des signaux rétiniens, rien de tel qu’une information d’origine purement externe que le système perceptif ne ferait qu’encoder dans une « représentation interne ». D’emblée, en toute autonomie par rapport à la physique de l’environnement, le sujet percevant décide ce qu’il veut voir et ce choix s’intègre au prétendu message des sens dans les étapes ultérieures d’élaboration et d’interprétation perceptive.
      Sur la nature de ce mode d’articulation de l’attention et de la sensation, les idées se sont précisées lorsque les chercheurs ont voulu résoudre une apparente contradiction entre les données de l’EEG et celles de l’imagerie fonctionnelle par RMN. D’après la première méthode, la réaction initiale du cortex occipital au stimulus visuel n’est pas modulée par l’attention. D’après la seconde, l’attention au stimulus exerce une modulation très significative des activations de l’aire visuelle primaire V1. Dans une expérimentation récente (Martinez et al. 2001) les sujets, tout en maintenant le regard fixé sur une flèche centrale dont l’orientation leur indiquait s’ils devaient faire attention à droite ou à gauche, devaient détecter en pressant un bouton la substitution par un « T » renversé d’une cible en « T » apparaissant alternativement dans le champ visuel droit et dans le gauche sur le fond d’un échiquier et au milieu de distracteurs en forme de croix. Dans cette condition choisie pour exiger une concentration maximum de l’attention, les sujets subissent un examen au scanner d’imagerie fonctionnelle et un enregistrement EEG. L’imagerie fonctionnelle révèle un remarquable chevauchement des régions activées par la vision attentive et par la vision passive : toutes les aires rétinotopiques, striées et extrastriées sont concernées dans les deux conditions, quoique paradoxalement sur une plus grande surface et à une intensité plus élevée pour la vision passive. L’EEG montre aux sites d’enregistrement occipito-temporaux autour de 70 msec. poststimulus une amplification du potentiel positif P1 en vision attentive par rapport au potentiel évoqué par la vision passive, suivie à 130 msec. d’une amplification du potentiel négatif N1 en condition d’attention par rapport à la condition passive. En revanche, à une latence plus proche du stimulus, vers les 50 msec., aucun site d’enregistrement ne manifeste de variation du potentiel initial C1 sous l’effet de l’attention. Sur la base de la distribution de ces potentiels sur le scalp on a localisé la source du C1 dans la scissure calcarine (V1). Mais la distribution des effets de l’attention sur le potentiel P1 se déplaçant sur le scalp dans le laps de temps de 70 à 130 msec., on n’a pu rendre compte de cette dérive qu’en imputant la première phase à un générateur dans l’aire extrastriée dorsale V3, la seconde à un générateur dans l’aire fusiforme ventrale V4v.
      Devant cet ensemble de données, plusieurs hypothèses explicatives demeurent envisageables, dont celle-ci, qui a la faveur des auteurs de l’expérimentation. L’entrée d’influx sensoriel dans V1 en provenance du corps genouillé latéral du thalamus, que signale le potentiel précoce C1, ne serait aucunement soumise à l’influence de l’attention. Celle-ci produirait ses premiers effets amplificateurs dans des aires supérieures, l’aire extrastriée dorsale V3 et l’aire ventrale fusiforme V4v, la première dans la voie de traitement occipito-pariétale dédiée à la localisation des objets, la seconde dans la voie ventrotemporale dévolue à leur identification. De là, l’influence modulatrice de l’attention serait rétroprojetée en feedback réentrant vers les aires inférieures V2 et V1. Le retard de cette modulation du à un tel feedback des aires supérieures expliquerait que le pic de la réponse sensorielle de V1 ne soit pas affecté par l’attention, mais que celle-ci exerce son incidence amplificatrice sur le profil des réponses cellulaires ultérieur au potentiel d’action (à une latence supérieure à 130 msec.). Le fait qu’on observe une activation par la vision attentive, mais non la vision passive, du cortex pariétal supérieur suggère de comprendre cette modulation attentionnelle des aires visuelles « primaires » comme l’effet d’un contrôle des aires supérieures sur les aires inférieures au sein d’un circuit cortico-sous-cortical plus étendu dont les aires préfrontale et pariétale seraient des relais corticaux. Cette hypothèse éclaire le rôle de l’attention au niveau de la « réceptivité sensorielle ». Lorsque les objets pertinents dans la scène visuelle sont particulièrement difficiles à repérer, l’information déjà élaborée concernant l’identité et la localisation spatiale de ces objets peut contribuer à ce repérage. Si elle est renvoyée vers les aires inférieures dont les cellules ont des champs récepteurs plus restreints, elle peut renforcer sélectivement l’activité d’un sous-ensemble de cellules dont les champs récepteurs sont précisément localisés au foyer de l’attention. Circonstance qui facilitera le traitement sensoriel et de là aidera à compléter l’identification ou la localisation des objets d’intérêt.
      En termes plus ordinaires, on retrouve ici le paradoxe de la recherche de l’objet perdu : si on ne savait pas d’avance où il se trouve (et quel il est) on ne saurait pas de quel côté chercher (et quoi). Nous voyons là un nouvel encouragement à rattacher l’entrée sensorielle aux sources internes de l’attention, et peut-être aussi, par le biais des sources frontales du contrôle attentionnel de l’information sensorielle, à l’intention qui oriente cette attention vers l’objet d’intérêt. Les suggestions de Husserl peuvent donc être réinterprétées dans les termes de la recherche actuelle sur les corrélats neuraux de l’attention perceptive. À l’idée de la phénoménologie que l’impression sensorielle à l’origine de la perception d’un son ou d’une chose comporte une association originaire se déployant en une structure rétentio-intentio-protentionnelle constitutive du sens d’être de ces objets répond en neurosciences l’idée que les étapes les plus précoces dans la hiérarchie du traitement perceptif sont sensibles à l’influence modulatrice des centres responsables des étapes de traitement supérieures. Un même paradoxe se retrouve aux deux niveaux d’approche, celui des vécus perceptifs et celui du substrat : l’attention à l’objet guide la réception du signal en dépit du fait que cet objet ne sera perçu qu’une fois que ce signal aura été reçu et complètement élaboré. Mystérieuse précédence de l’objet par rapport à sa propre objectivation.
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