Repenser le corps avec les neurosciences - IV

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« D’une main je tâte mon autre main » : que signifie cet exemple

célèbre ? Que le sens d’être du corps propre est constitué par une

opération intégralement kinesthésique, où les kinesthèses (K) ne sont

plus auxiliaires de la vision. La main tâtante a des sensations tactiles

et, entrelacées à celles-ci, des « sensations » de posture et de

mouvement. Tâter, c’est percevoir; percevoir, objectiver; objectiver,

rapporter à la chose qu’est la main tâtée, non au sujet du tâter, les

qualités de surface recouvrant chaque petite région du « champ

tactilomoteur » que nous créons en déplaçant une main contre

l’autre. Ces kinesthèses objectivantes (Ko), qui fonctionnent

exclusivement en régime perceptif, ne doivent pas être les mêmes

que celles « qui rapprochent les deux mains conformément au désir »

(expression de Husserl).

À côté de ces Ko sensorielles classiques, il faut oser en introduire

d’autres, motrices (Km), qui remonteront à la même source que les

intentions motrices. Ces Km animent le corps propre comme organe

de l’action volontaire, y « participent » les choses dont nous

prolongeons nos organes comme outils. L’association Ko + Km

explique que le corps propre ne soit pas simplement une surface

fermée continue recouverte de qualités tactilo-motrices comme les

autres corps, mais qu’il s’anime intérieurement d’une activité

spontanée, motivationnelle et motrice, que « nous faisons entrer en

scène à partir de l’intérieur, en même temps que nous voyons les

choses extérieures en mouvement dans l’espace » (Husserl).

Repenser le corps, l'action et la cognition avec les neurosciences 29

Le bien fondé de cette description phénoménologique du corps

propre est démontré par les preuves empiriques récemment mises au

jour en neurosciences. Une des découvertes des vingt dernières

années est qu’autant la rétinotopie des aires visuelles primaires du

cortex cérébral peut être considérée comme fixe, autant la

somatotopie des aires somatosensorielles doit être reconnue comme

plastique. Plasticité modulée par l’expérience du sujet tout au long

de sa vie et largement contrôlée par son activité motrice dans l’usage

du corps propre et des autres choses (y compris l’usage du cerveau) :

[Pour une interprétation phénoménologique des données scientifiques sur la plasticité

des cartes somatotopiques corticales, cf. J. -L. Petit, « La spatialité originaire du corps

propre. Phénoménologie et neurosciences » 2003]. D’où l’émergence d’une

hypothèse révolutionnaire par rapport à la tradition localisationniste

de la neurologie clinique depuis Gall et Broca, comme par rapport à

la cartographie des « homoncules » du cortex cérébral (Penfield et

Boldrey 1937) :

Les « cartes du corps » n’en sont pas, n’étant pas des

représentations reproduisant selon une loi invariable sur un écran

inerte (ce que n’est pas le cortex cérébral) la forme indépendamment

constituée du corps physique. Ni ce corps n’a une forme toute faite,

ni ce cortex cérébral n’en reçoit la projection passive. Il y a une

continuelle co-évolution épigénétique du corps en action et du

cerveau actif, dont l’activité implique une influence mutuellement

structurante entre les quasi-cartes sensorielles et motrices, lesquelles

sont enchevêtrées et fonctionnellement interdépendantes. Cette

relève d’une conception topographique de la relation corps - cerveau

par une conception pragmatique annonce la fin de l’idéologie

dualiste de la représentation dérivée de la théorie de l’esprit des

sciences cognitives, et l’avènement d’une philosophie de l’action en

accord avec les neurosciences contemporaines :

« Dans une large mesure, nous choisissons ce dont

nous allons faire l’expérience; puis nous choisissons

les détails de ce à quoi nous allons faire attention;

puis nous choisissons la façon dont nous allons

réagir en nous fondant sur nos expectatives, nos

projets et nos sentiments; enfin, nous choisissons ce

que nous allons faire comme résultat. D’un moment

à l’autre, nous choisissons et façonnons la façon

dont nos esprits sans cesse changeants vont

travailler; nous choisissons qui nous allons être le

moment suivant en un sens tout à fait réel; et ces

choix, nous les laissons imprimés en relief sous

forme physique dans notre moi matériel. »

Le processus dynamique récemment décrit en ces termes par le

neurophysiologiste, grand spécialiste de la cartographie corticale,

Michael M. Merzenich [Merzenich et deCharms (1995), p. 76] l’avait été

par Husserl dans les termes (plus cryptiques, sans doute, mais moins

ambigus) de l’auto-constitution du corps propre au sein de la consti-

tution transcendantale du monde objectif.

 

II. MODELE INTERNE

Exposé introductif de l’Atelier « Philosophie et Neurosciences » du 15 juin 2001 au

Collège de France, journée soutenue par le LPPA.

 

Voici une sélection d’usages du concept de modèle interne en

physiologie du mouvement (actions manuelles) :

Normalement, nous savons où est notre main sans avoir besoin de

la surveiller continuellement et nous la bougeons sans avoir à

regarder autour de nous pour savoir où elle est passée. De même,

nous atteignons un objet à portée de la main sans avoir à le viser

attentivement pour ne pas le manquer. Nous attrapons sans qu’elle

rebondisse contre la paume de notre main une balle que quelqu’un a

lâchée, et ce sans avoir à la suivre des yeux dans sa chute, voire

même dans l’obscurité, pourvu qu’un signal nous avertisse du lâcher

de balle. Quand nous manipulons un objet de petite taille entre le

pouce et l’index, nous savons mettre en corrélation mutuelle et

équilibrer les forces de prise et de charge exercées par nos doigts sur

cet objet de manière à le tenir sans nous fatiguer ni le laisser glisser,

et s’il est d’un poids inaccoutumé ou d’une masse asymétrique, nous

trouvons aussitôt le rapport de force convenable pour le soulever

sans qu’il se renverse. Enfin, nous savons sans y regarder si ce que

nous tenons des deux mains est un objet unique ou deux objets; notre

main se conforme spontanément à une surface rigide sur laquelle

nous la faisons glisser, de sorte que nous trouvons la serrure dans

l’obscurité en faisant glisser la clé contre la porte; et nous

poursuivons du doigt une cible animée d’un mouvement périodique,

y compris dans les phases où le doigt est masqué, ou son image

déviée de sa trajectoire actuelle. — Il est réconfortant pour le

phénoménologue de constater que les physiologistes n’ont pas

détourné leur attention de ces aspects du vécu quotidien, si triviaux

et sans mystère qu’ils puissent paraître.

De cette phénoménologie des actions manuelles les

physiologistes ont, depuis une quinzaine d’années, pris l’habitude de

rendre compte en faisant l’hypothèse que le cerveau humain s’est

formé et garde en mémoire (que ce soit dû à l’ontogenèse ou à un

apprentis-sage, implicite ou explicite) un modèle interne (MI) ou

plusieurs MI, indépendants (ou hiérarchiquement organisés en un

« bas niveau » spécifique de la main utilisée et un « haut niveau »

généralisable aux deux mains). Ils supposent, notamment, un MI du

bras et de la main avec ses propriétés géométriques, cinématiques

(longueur des muscles, angles des articulations) et dynamiques

 (inertie du bras, forces musculaires, couples des articulations,

impédance biomécanique ou élasticité de la main). Un MI de la

sensibilité interne (proprioception) et externe (cutanée). Un MI de

l’objet - but de l’action avec ses propriétés normales, logiques (unité

ou diversité) et physiques (moment cinétique). Un MI de l’espace

environnant avec sa géométrie normale (support plan). Un MI du

temps des processus périodiques de l’environnement avec lesquels

l’action interfère.

Ces MI pourraient aider le cerveau à programmer la commande

motrice en effectuant la transformation, inverse puis directe, de

nature à permettre au système moteur de passer de la position voulue

non actuelle de la main à sa position future conforme au but. Mais ils

lui serviraient surtout à pré-adapter à l’avance cette commande au

contexte de sa réalisation future en y intégrant les effets en retour

prévisibles de l’action sur les capteurs de la proprioception sans

attendre la réafférence actuelle, dont le délai de conduction

neuronale est incompatible avec une action adaptée. Par opposition à

une réaction réflexe asservie à son stimulus sensoriel déclencheur,

cette action pourrait ainsi dérouler son programme prédéterminé

moyen-nant des corrections de trajectoire intermittentes. Lorsque

l’effet en retour actuel enregistré par les capteurs diffère trop de

l’effet en retour estimatif du MI, il suffirait au cerveau d’actualiser

les para-mètres de ce MI et de quitter son mode de contrôle du

mouvement par défaut, pour l’une ou l’autre des stratégies d’une liste

préétablie. Soulignant l’économie en ressources computationnelles

ainsi réalisée par rapport à un calcul classique requérant le parcours

exhaustif des étapes de transformation des expressions d’un système

de notations symboliques, les physiologistes ont l’habitude de dire

que les MI « anticipent, prédisent, ou simulent des actions » : ces

expressions sont-elles seulement des métaphores suggestives ?

Pour un positivisme épistémologique dans le style de la classique

histoire des sciences et des techniques, ces usages des MI peuvent

sembler se ramener à un banal emprunt par une science, la

physiologie du mouvement, à une autre « science du mouvement »,

l’ingénierie robotique. Les échanges de concepts entre disciplines et

leur réemploi en contexte nouveau étant pratique courante, de

surcroît reconnue et authentifiée par les épistémologues les plus

autorisés comme procédé privilégié de l’imagination scientifique,

d’autant plus légitime en l’occurrence que les disciplines concernées

appartiennent à un domaine, les sciences cognitives, essentiellement

interdisciplinaire, une fois dressé l’inventaire des modèles

mécaniques sélectionnés comme analoga des processus moteurs

cérébraux, un fois cet inventaire assorti du formulaire des équations

linéaires servant à décrire mathématiquement ces modèles (ce qu’on

a déjà fait : Jordan (1995), Kuo (1995), Wolpert (2000)), il n’y aurait rien de

plus à en dire.

Le MI, simple prétexte à l’emploi du filtre de Kalman, ou autre

prédicteur de Smith ? —On peut, en effet, se demander, devant

l’ascendant pris par ces concepts sur les chercheurs, si leur langage

en termes de MI n’est pas là pour déguiser une modélisation

luxuriante qui se suffit à elle-même. Ainsi, Wolpert et son équipe

proposaient-ils en 1995 un MI à deux composantes, un modèle

proactif de la dynamique du bras estimant la position de celui-ci au

cours du mouvement et un modèle rétroactif de la proprioception,

plus un filtre de Kalman pour assurer leur pondération (Wolpert 1995).

La quête des preuves physiologiques pour ce MI encore (relativement)

Simple avait déjà un air ad hoc : le sujet tend-t-il à surestimer d’abord la

force qu’il doit exercer sur son bras, et donc la distance parcourue

par celui-ci, pour revenir ensuite à une estimation plus proche de sa

performance ? Qu’à cela ne tienne! On choisira les paramètres du

filtre de Kalman de façon à s’assurer qu’il favorisera l’estimation à

base motrice du modèle proactif en un premier temps, l’estimation à

base sensorielle du modèle rétroactif en un deuxième temps. Que

dire alors des développements ultérieurs ? En 1998, on en était à un

MI à architecture multi-modulaire appariant, en une infinité de

modules concurrentiels, modèles directs « prédicteurs » et modèles

inverses « contrôleurs », avec pour superviser la bonne marche de

l’ensemble un modèle estimateur de la « responsabilité » de chaque

module dans le découpage modulaire de l’expérience, tant il est vrai

que pour justifier une fois pour toutes cette modélisation, le rappel

du dogme fodorien « First, the world is essentially modular » suffit

(Wolpert (1998), p. 1.318).

 

Publié dans philosophie

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