De l'expérience (suite 3)

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IX. Sommes-nous le jouet des conjectures d’un cerveau-machine bayésien ?

I. Le classique problème ouvert de Hume concernant le jugement ou raisonnement inductif.

II. La solution méconnue de Husserl : la perception elle-même est déjà inductive.

III. La phénoménologie naturalisée par les modèles internes au cerveau : schéma corporel, physique populaire, etc.

IV. Des modèles internes désubstantialisés par la théorie de la probabilité conditionnelle (Bayes).

V. Fatalité de l’illusion pour une expérience dépouillée de ses engagements ontologiques.

VI. La typologie de la vie quotidienne dans le Lebenswelt est-elle réductible aux moyennes d’un cerveau computationnel ?

 I. 1. Le problème de l’induction de Hume :

●   Dans A Treatise of Human Nature, Hume soutient que nos inférences des événements futurs à partir de l’expérience passée, que ce soit dans la vie quotidienne ou dans la science empirique ne sauraient être légitimées par aucun type de fondement rationnel :

●   D’un strict point de vue logique, la transition d’une prémisse de raisonnement exprimant un certain état de choses (le résultat de la suite des événements antérieurement advenus) à une conclusion qui exprime un état de choses entièrement distinct du premier (l’événement inconnu futur), une telle transition est déductivement invalide.

●   Ne peut pas non plus se justifier en tant qu’inférence probabiliste la confiance qu’on peut éventuellement avoir que l’événement futur portera un certain caractère (face) de préférence à un autre (pile). Une pareille confiance n’a aucune raison d’être objective parce que le hasard n’est rien d’autre que le défaut d’une cause déterminante. Et qu’à défaut d’une telle cause les choses restent dans une situation d’indifférence entre toutes les éventualités futures possibles.

●   Pour rejeter tout principe concevable d’induction Hume s’appuie sur la dénonciation d’un cercle vicieux dans toute tentative de fondation de l’induction. On ne peut pas fonder l’induction sur une connexion causale, sur la ressemblance des événements ou sur la régularité du cours de la nature et en même temps définir les notions de ‘connexion’, de ‘ressemblance’ ou de ‘régularité’ sur la base de l’induction. Or, l’existence de cette circularité est concédée par tous les théoriciens des probabilités, même si tous ne la considèrent pas rédhibitoire.

I. 2. L’issue sceptique de Hume :

●       Ne trouvant pas entre les choses de l’expérience les relations d’idées capables de légitimer l’extension de notre connaissance au-delà de l’impression actuelle des sens, Hume prétend ne pas voir d’autre solution que d’expliquer par les faits bruts de la psychologie. La nature humaine est ainsi faite que l’habitude acquise exerce sur notre imagination une influence aveugle et irrationnelle qui nous porte à croire que l’avenir sera comme le passé.

●      Une telle imagination s’écartant de la vérité (qui pour Hume réside uniquement dans la sensation), ne saurait être que source d’illusion. Cassirer a attiré là-dessus notre attention. L’imagination chez Hume n’a rien à voir avec l’imagination chez Kant, faculté des schèmes dont la fonction cognitive est de rendre possible la synthèse du divers de la sensation en subsumant ce divers sous la règle d’un concept de l’entendement.

●      En fait, Hume, ne renvoie aux idées de la raison que pour saper l’objectivé de la connaissance empirique, non pour la fonder : “all reasonings are nothing but the effects of custom; and custom has no influence, but by inlivening the imagination… that faculty enters into all our reasonings”.

●      “A person, who stops short in his journey upon meeting a river in his way, foresees the consequences of his proceeding forward: …the custom operates before we have time for reflexion.”

II. 1. La solution méconnue de Husserl:

●      Husserl a tenté de sauver du scepticisme de Hume la voie subjective de Descartes en épistémologie tout en élargissant celle-ci de l’évidence apodictique du jugement de connaissance certaine à la probabilité des croyances empiriques de la vie quotidienne.

●      Quand nous raisonnons sur les causes ou les effets possibles d’un événement, quand nous hésitons entre deux interprétations possibles d’une scène perçue, notre esprit n’est pas purement et simplement ballotté entre des aléas de poids opposés.

●      Un jugement de probabilité est l’expression prédicative d’un acte de conscience qu’on retrouve au niveau antéprédicatif et infraverbal dans la décision d’une ambiguïté perceptive. C’est un acte intentionnel de visée (Meinen) à travers certains modes subjectifs d’accès (Gegebenheitsweisen) : modes de l’hésitation, du doute, de la question, etc. un ‘sens noématique’ (Sinn). Ce sens est un objet idéal corrélatif qui n’a pas moins d’objectivité que l’état de choses complètement déterminé qu’exprime le contenu propositionnel d’une jugement démonstratif. Ce dernier état de choses étant lui-même le paradigme de l’objectité idéale depuis Bolzano et Frege.

●      „Wissen wir, daß Erfahrungsurteile nur die Dignität von Wahrscheinlichkeits-urteilen haben können, so haben wir – vor aller Frage nach ihrem psychologischen Ursprung – zu erforschen, ob nicht auch hier die zur Objektivität gehörigen Prinzipien durch adäquate Generalisation zu erfassen sind, also Vernunft in der Sphäre der Wahrscheinlichkeit ebenso bestehe wie in der Sphäre der Relationen zwischen Ideen (Erfahrung und Urteil, Beilage II zu § 76).”

II. 2. La perception comme induction originaire:

●      L’erreur de Hume aura été d’assumer l’existence d’une dichotomie entre expérience et raison, plus précisément entre une expérience réduite à la sensation et une raison réduite au jugement apodictique. Husserl réintègre dans l’expérience la raison et ses idées. Par la même occasion, il élargit le champ de la perception au-delà de la sensation, jusqu’à une récognition pleinement adéquate (appréhension).

●      Dans la mesure où la perception se voit ainsi reconnaître comme saturation par la sensation (ou l’intuition eidétique) d’une certaine expectative préalable préfigurant son objet, cette perception implique une induction antéprédicative.

●       Comme ancrage dans notre présent vécu de toutes les chaînes de consciences modifiées selon toutes les dimensions de l’actuel au potentiel, la perception mérite le titre d’induction originaire. De la perception comprise comme congruence projetée du futur avec le passé découle le sens de l’expérience à travers les formes dérivées de conscience intentionnelle.

●      Dans une évidence plus ou moins modifiée par rapport à celle de la présence sensorielle de la chose, ces formes de conscience dérivée ne sont que des modes obliques d’accès à la cible objective d’un même acte de visée intentionnelle unifiant la vie consciente d’un sujet.

●      D’où, à chaque mode d’accès subjectif son objet noématique, corrélat de sens :

      Séries d’esquisses du champ visuel → ‘la chose extérieure’

      Décours de kinesthèses des organes → ‘le corps propre’

      Intropathie avec un autre corps propre → ‘la personne étrangère’…

III. 1. La phénoménologie naturalisée :

●    C’est à l’héritage de la Phénoménologie de la Perception de Merleau-Ponty qu’on doit le rapprochement du Leib-corps propre selon Husserl et du schéma corporel en neurologie clinique : à travers l’observation par Head et Holmes des déficits sensoriels des patients ayant subi une attaque cérébrale ou l’observation par Goldstein des illusions spatiales d’un blessé de guerre.

●    Faisant un pas supplémentaire dans la naturalisation, le physiologiste russe V. Gurfinkel a avancé une conception du ‘schème postural corporel’ subordonnant les réflexes périphériques à une représentation centrale. La posture ne se réduit pas aux positions relatives des divers membres. Elle implique l’intégration de ceux-ci au tout du corps et son orientation comme un tout par rapport à l’environnement. En tant qu’organisateur central unique de la variété des automatismes posturaux, ce schème joue le rôle d’un modèle interne du corps.

●    Dans la même ligne, nous avons procédé avec le physiologiste A. Berthoz à une confrontation systématique entre, d’une part, la théorie husserlienne de la constitution de ‘la chose ‘, du ‘corps propre’ et de ‘l’autre’, d’autre part l’usage en neuroscience de la notion de modèle interne.

III. 2. Anticipation et modèles internes :

●    Le concept de modèle interne répond à la nécessité pour l’organisme de réaliser un mélange optimal des différentes sources d’information sur le mouvement de façon à en retirer une perception non illusoire de son état de mouvement propre. On suppose un cerveau qui n’est plus limité à la combinaison des informations du dehors, dans la mesure où il a développé dans ses circuits neuronaux un système grâce auquel il devient capable d’anticiper les états futurs des capteurs sensoriels. La perception du mouvement ne dépend plus seulement d’une sensation actuelle, mais elle implique une comparaison entre l’état virtuel anticipé et l’état réel actuellement senti.

●    Cela requiert la matérialisation dans un circuit du cerveau d’un ‘modèle précurseur’ (forward model), dispositif dont le mode de fonctionnement simule le comportement moteur de l’organisme. Cette simulation rend possible une extrapolation (inférence inconsciente) de la position et de la vitesse futures des membres à partir de leur position antérieure et des propriétés des ordres moteurs.

●    Dès lors, la perception a cessé d’être l’enregistrement passif des impressions actuelles pour devenir la ‘constitution’ active de quelque chose comme un projet.

●    La question est de savoir si l’hypothèse d’un cerveau muni de modèles internes du corps et de l’environnement est de nature à sauvegarder la dimension de sens de notre expérience ainsi que l’objectivité des objets d’expérience dans le monde de notre vie quotidienne.

IV. 1. Les modèles internes sont-ils autre chose que du calcul des probabilités ?

●   Pour rendre compte du rôle de l’anticipation et de l’induction dans la perception et dans l’expérience en général, suffit-il de déclarer : „Auf Voraussicht, wir können dafür sagen, auf Induktion beruht alles Leben“ (Husserl, Krisis §. 9h), ou encore : « L’anticipation est une propriété fondamentale du cerveau » (Berthoz) ?

●   Ces déclarations resteront des paroles creuses tant qu’on n’aura pas ressaisi l’intuition originale du vivant qu’elles prétendent exprimer. Or, à notre époque de mécanisme computationnel dominant en biologie et en sciences cognitives, nous devons avouer que nous n’avons pas du vivant une intuition capable de faire contrepoids. Les approches ‘écologique’ (Gibson) ou ‘enactiviste’ (Varela) ne sont pas sorties de la marginalité.

●   D’autant que l’hypothèse des modèles internes dans le cerveau, dans la mesure où sous des apparences technologiques elle retient quelque chose du holisme du schème corporel, tend à apparaître comme une étape provisoire sur la voie de la mathématisation. Une mathématisation qui se passera bientôt de toute interprétation ontologique.

●   Dorénavant, le neuroscientifique, n’ayant plus affaire qu’à un cerveau, mécanisme computationnel dédié à l’estimation de probabilités sur la base du flux sensoriel et à la révision en continu de ces estimations, sera tenté de se croire libre d’engagement ontologique à l’égard des entités qui nous occupent dans la vie quotidienne.

●   N’est-ce pas là le retour de l’observateur désincarné, solipsiste et hors du monde qu’on avait jusqu’à maintenant dénoncé de façon unanime comme « l’erreur de Descartes » ?

IV. 2. Un cerveau calculateur bayésien :

●     Le concept de modèle interne s’est révélé être une application d’un concept plus général qui lui-même est une idéalisation du processus d’apprentissage par révision des croyances.

●     Au point de vue mathématique, un état de croyance (ou de connaissance) est une mesure de probabilité exprimée par un nombre, indice du niveau de confiance du sujet en les propositions en lesquelles il donne expression à ses croyances ou les propositions en lesquelles celles-ci pourraient être éventuellement exprimées.

●     La réalisation d’un événement peut déterminer la révision des croyances. Cela veut dire qu’une croyance en laquelle le sujet avait un certain degré de confiance intermédiaire entre certitude et incrédulité devient plus proche de la certitude ou de l’incrédulité sous l’impact de la réalisation de cet événement. Pour quantifier cet état de choses il faut faire appel à un concept plus complexe que celui de mesure de probabilité d’une croyance ou d’un événement. C’est la probabilité conditionnelle ou a posteriori de la croyance, sachant que l’événement est réalisé. Ce concept donne une représentation formelle de l’induction.

●     Le passage de la probabilité inconditionnelle ou a priori d’une croyance à la probabilité conditionnelle ou a posteriori de cette croyance, sachant que l’événement est réalisé peut être déterminé avec exactitude si l’on connaît l’ensemble des conditions suivantes :

     P(Cr): la probabilité inconditionnelle a priori de la croyance;

     P(Ev): la probabilité inconditionnelle a priori de l’événement par rapport à l’ensemble des possibilités;

     P(Ev|Cr): la probabilité conditionnelle de l’événement dans l’hypothèse où la croyance serait vraie.

●   La formule de Bayes (1763) permet de calculer la probabilité a posteriori d’une croyance sur la base de la connaissance a priori de ses conditions :

   P(Cr|Ev) = P(Ev|Cr) P(Cr)

                                         P(Ev)

V. 1. Une simulation bayésienne des illusions motrices :

●     La perception des mouvements du corps propre dépend des organes vestibulaires de l’oreille interne : canaux semi-circulaires et otolithes. Ces organes sont à la fois des capteurs de l’accélération, linéaire ou angulaire de la tête et de l’inclinaison de la tête par rapport à la verticale.

●     L’information transmise par ces organes est grevée d’une ambiguïté. Une accélération qui se prolonge cesse d’être perçue. Le sujet se croit immobile, mais incliné en arrière : une illusion qui en avion peut entraîner une catastrophe si le pilote tente de la compenser.

●     Le problème pour le cerveau de résoudre cette ambiguïté gravito-inertielle revient à une estimation de la vraisemblance de l’état de mouvement du corps (x) sur la base du signal vestibulaire enregistré.

●     Sa détermination dépend de ce qui est supposé comme étant l’état de mouvement le plus probable pour l’organisme, à savoir l’immobilité : P(x).

●     Elle dépend aussi de la vraisemblance (probabilité conditionnelle) du signal vestibulaire en supposant le corps dans un état de mouvement donné : P(S| x):

   P(x|S) = P(S| x) P(x) = la probabilité conditionnelle de l’état de

                             P(S)    mouvement induit à partir du signal vestibulaire.

V. 2. Un cerveau voué à l’illusion par manque de repère ontologique :

●   Interprétation de l’expérience de ‘la table sensible’ par Ramachandran.

●   L’illusion induite par le protocole expérimental est expliquée sur la base de l’hypothèse du cerveau bayésien. Une hypothèse qui infiltre le protocole expérimental destiné à la confirmer : le sujet est réduit à une pure estimation de la fréquence de signaux tactiles.

VI. 1. Les types de significations de la vie quotidienne ne sont pas des moyennes :

●   Y a-t-il en chacun de nous un observateur intelligent et circonspect, qui doute comme Descartes s’il y a quelque chose au monde de certain ; mais qui à la différence de Descartes ne renonce pas à estimer et pondérer de simples probabilités en vue d’encadrer l’action dans les limites de confiance des signaux de l’extérieur ?

●   Cet observateur étant privé de critères extérieurs à son propre point de vue limité et contingent, ne prendra en compte dans ses calculs que des données strictement locales. C’est là une limitation insurmontable par rapport à notre expérience dont le sens renvoie à l’horizon intersubjectif du monde quotidien.

●   Subjectivement, ce monde de l’expérience nous devient accessible grâce à nos organes sensoriels. Mais le fonctionnement de ces organes peut être normal ou anormal. Or, la norme en question n’est pas une moyenne statistique. C’est un optimum fonctionnel intersubjectivement évaluable au sein d’une communauté d’agents humains : « les mal voyants voient plus mal que les autres » (Husserl, LW, T.57)!

●    Objectivement, notre horizon ne se réduit pas à une somme de possibilités indifférentes (équiprobables). Il est structuré en une ontologie stratifiée par le pouvoir organisateur d’une herméneutique de types idéaux communs :

●   Ce dont nous avons l’expérience est : « une chose » ou « notre propre corps », ou « une autre personne », ou encore un exemplaire d’une liste de types d’entités plus spécifiques.

VI. 2. L’ontologie de notre expérience n’est pas un flux aléatoire :

●   Le principe de l’inférence bayésienne rationalise avec succès les vicissitudes de la perception d’un organisme dont l’information est limitée par les capteurs sensoriels.

●   Mais l’application de la formule de Bayes requiert la présupposition de certaines estimations de probabilité a priori concernant l’état du corps et la valeur des signaux sensoriels. Ces a priori servent de base pour l’inférence inductive de l’état du corps, mais ils ne peuvent pas eux-mêmes être déterminés par cette inférence inductive. Toute estimation de probabilité conditionnelle prend appui sur d’autres estimations de probabilités (inconditionnelles) sans jamais qu’on puisse revenir à des certitudes.

●   Habituellement on renvoie la question à l’idéologie évolutionniste généralement partagée. On attribue une valeur de survie aux présupposés naturels de la perception : symétrie, stabilité, congruence des événements futurs avec les événements passés. Mais, c’est là un palliatif ad hoc et non un principe systématique.

●   Ce qui échappe au mode de représentation formel bayésien, c’est la structure ontologique de notre expérience qui informe le monde perçu. Cette structure ontologique procure aux formations de l’expérience le sens qu’elles ont pour nous. Sa mise en évidence demande une analyse phénoménologique, non une substruction théorique.

●   Les choses de la perception ressortent sur le fond d’un horizon stratifié qui lui-même ouvre sur de nouveaux horizons plus spécifiques à mesure qu’on s’approche. Ce processus d’explicitation se réalise en maintenant une continuité de congruence d’un niveau d’analyse à l’autre.

●   Lorsqu’on se rapproche d’une prairie, les herbes, les fleurs, les insectes, puis les détails de ces choses font leur apparition tour à tour. Chaque type de choses est accueilli par le promeneur comme remplissant une expectatif spéciale fondée sur sa familiarité avec le monde de la vie des champs.

Conclusion :

●   La diffusion d’un modèle probabiliste du fonctionnement cérébral dans la recherche en neurosciences tend à dévaloriser la typologie phénoménologique des entités de la vie quotidienne et à installer un esprit d’irresponsabilité ontologique en psychologie :

●   Est-ce la marque d’une science rigoureuse qui suit sa voie en écartant les hypostases de la superstition ? N’est-ce pas plutôt une simple illusion de la mode ?


Sujet de dissertation :

 

« Est-ce que l’invasion des probabilités dans notre vie quotidienne

est de nature à mettre en doute la réalité du problème de Hume ? »

 

Bibliographie indicative :

 

I. Hacking :

      L’émergence de la probabilité; The Taming of chance.

C. Hempel:

      Eléments d’épistémologie.

D. Hume:

      A Treatise of Human Nature, vol. I; An enquiry concerning human understanding.

E. Husserl :

      Expérience et jugement ; La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale.

C.S. Pierce:

      Pragmatism and induction, in Collected Papers

H. Poincaré:     

La science et l’hypothèse, XI.

K. Popper :

      La logique de la découverte scientifique ; La connaissance objective ; Conjectures and refutations.

B. Russell :

      L’Induction, in Problèmes de philosophie; Human knowledge, its scope and limits, IV-V.

 

 

1) « L’invasion des probabilités » : plusieurs interprétations possibles.

●      Le fait que le langage ordinaire accueille des pourcentages, intermédiaires entre expressions définies et expressions indéfinies :

« Il y a 99,9% de chances que… ».

●      La tendance à traiter de simples moyennes comme des entités réelles, c-à-d. des entités individuelles :

« Le français moyen + V(fait /croit que) p »

et à effacer la différence entre le caractère concret de l’individu et le caractère abstrait d’une moyenne.

●      Les effets sur la vie quotidienne des personnes de la rationalisation de la vie publique (économie, santé, éducation, etc.) par l’Administration dans les Etats modernes : l’INSEE, Institut national de la statistique et des études économiques.

●      Le caractère quantitatif et scientifique de cette gestion de la vie publique en tant qu’il induit la réduction de la personne à un élément dans un ensemble ou à un numéro d’ordre dans une série.

●      L’affaiblissement de l’exigence de certitude par référence à un sol solide de réalité absolue dans un milieu de vie de plus en plus virtuel, c-à-d. peuplé d’entités abstraites, mais non moins contraignantes que les choses physiques.

2) Illustrations (si l’on entend ‘quotidien’ au sens de ce qui fait la matière des journaux) :

A. Le débat sur la responsabilité des économistes et de la science économique dans le déclenchement de la crise financière actuelle et sur leur impuissance à la résoudre.

B. La divergence d’opinions entre le gouvernement français et la Commission européenne sur l’interprétation de l’évolution du taux de croissance du produit intérieur brut de la France de 2008 à 2009 : le retour à la croissance (0,3%) doit-il être soutenu pour améliorer la situation de l’emploi, ou doit-il être utilisé pour stabiliser la monnaie en résorbant le déficit public?

C.  L’impact de l’évolution du pourcentage des demandeurs d’emploi dans la tranche d’âge de moins de 25 ans sur la population française dans le choix d’études d’un bachelier français.

D. Pourquoi la stabilité ou la régression du taux de fécondité (nombre moyen d’enfants par femme) des pays d’Europe ne dispose-t-elle pas les opinions publiques de ces pays à accueillir les immigrants des pays du Sud pour compenser la baisse de population ?

E. Le fait que 50% des catholiques français ont plus de 50 ans, qu’ils sont majoritairement des retraités, des femmes et qu’ils sont de droite signifie-t-il que la France ne sera plus bientôt un pays chrétien ?

F. Les compagnies d’assurance ont-elle raison de refuser de couvrir les risques d’annulation des manifestations sportives ou culturelles de l’automne pour cause de grippe du cochon ?

G. Est-ce que la réforme du statut des enseignants-chercheurs en France visant à conditionner leur rémunération à l’évaluation de leur taux de productivité ne va pas à contre-courant de la reconnaissance croissante du rôle de la ‘sérendipité’ (découverte fortuite) en science ?

H. Comment se fait-il que l’augmentation moyenne de l’obésité en France depuis une douzaine d’années soit inversement corrélée au revenu mensuel par foyer ? (+500 euros : 6% des obèses ; - 900 euros : 22 %).

I. L’évolution de la température moyenne globale terrestre des onze dernières années (0,02% Celsius) signifie-t-elle une pause ou la fin du réchauffement du climat de la planète ? Cette donnée est-elle biaisée par le choix de la période de référence ?

J. La croissance de la part du charbon et du pétrole dans la consommation d’énergie pour la production d’électricité et les transports avec les émissions de gaz carbonique que cela implique va-t-elle contraindre les pays développés à limiter leur consommation électrique et leurs déplacements pour sauver la planète ?

3) « mettre en doute la réalité du problème » : est-ce qu’en général l’application d’une méthode quantitative peut remplacer la réflexion sur les problèmes philosophiques ?

●      La croyance en cette possibilité trahit une conception naïvement positiviste du « Calculemus ! » de Leibniz, qui, lui, se plaçait dans la perspective d’une Caracteristica Universalis, c-à-d. d’une langue formelle universelle capable d'exprimer aussi bien les concepts mathématiques ou scientifiques que les concepts métaphysiques. Une telle langue serait utilisable dans le cadre d’un calcul logique (calculus ratiocinator) (Le jour ou la journée est l'intervalle qui sépare le lever du coucher du Soleil ; c'est la période entre deux...) qui permettrait la résolution de toutes les questions possibles par le calcul, c-à-d. un ensemble fini (En mathématiques, un ensemble E est dit fini si et seulement si E est vide ou s'il existe un entier n et une bijection...) de procédés mécanisables déterminant la valeur de vérité d'une proposition.

●      Mais, cette langue universelle n’est toujours qu’un idéal. En fait, ne peuvent être traités par le calcul que les problèmes concernant des ensembles ordonnés d’éléments homogènes. Or, les événements futurs ne sont pas nécessairement homogènes aux passés. 

 « Alors, il ne sera plus besoin  (Les besoins se situent au niveau de l'interaction entre l'individu et l'environnement. Il est souvent fait un...)entre deux philosophes de discussions plus longues qu'entre deux mathématiciens, puisqu'il suffira qu'ils saisissent leur plume, qu'ils s'asseyent à leur table de calcul (en faisant appel, s'ils le souhaitent, à un ami) et qu'ils se disent l'un à l'autre : Calculons ! »

Die philosophischen Schriften von Gottfried Wilhelm Leibniz, ed. C.J. Gerhardt, Vol. 7, Berlin, 1890, Vorarbeiten zur allgemeinen Charakteristik, p. 200:

"... quando orientur controversiae, non magis disputatione opus erit inter duos philosophos, quam inter duos Computistas. Sufficiet enim calamos in manus sumere sedereque ad abacos, et sibi mutuo (accito si placet amico) dicere: c a l c u l e m u s."

La lettre à Philipp Jakob Spener, datée de Hanovre, 8/18 Juillet 1687 in: Gottfried Wilhelm Leibniz, Sämtliche Schriften und Briefe: Reihe I. Allgemeiner, politischer und historischer Briefwechsel, Vol. 4, 1684-1687, Berlin/Leipzig, 1950, N. 538, p. 642:

"... omnia tamen superat consilium, qvod diu agito, omnes humanas ratiocinationes ad calculum aliqvem characteristicum qvalis in Algebra combinatoriave arte et numeris habetur, revocandi, qvo non tantum certa arte inventio humana promoveri posset, sed et controversiae multae tolli, certum ab incerto distingvi, et ipsi gradus probabilitatum aestimari, dum disputantium alter alteri dicere posset: calculemus."

5)  La question du rapport entre le domaine des probabilités, le domaine « de la raison » et le domaine de l’expérience. Y a-t-il une dichotomie comme le pensait Hume ? Est-ce que les probabilités sont des objets idéaux corrélats d’une conscience de rationalité qui n’est pas limitée au jugement théorique, mais se manifeste déjà au niveau antéprédicatif de l’induction originaire impliquée dans le caractère anticipateur de la perception (Husserl) ?

6) Une logique de la découverte est-elle possible (contre la thèse de Popper) ?

7) La théorie des probabilités peut-elle formaliser (avec la formule de Bayes) l’inférence inductive considérée comme révision des croyances d’un sujet épistémique rationnel ? Au point de vue mathématique, un état de croyance (ou de connaissance) est une mesure de probabilité exprimée par un nombre, indice du niveau de confiance du sujet en les propositions en lesquelles il donne expression à ses croyances ou les propositions en lesquelles celles-ci pourraient être éventuellement exprimées.

●      La réalisation d’un événement peut déterminer la révision des croyances. Cela veut dire qu’une croyance en laquelle le sujet avait un certain degré de confiance intermédiaire entre certitude et incrédulité devient plus proche de la certitude ou de l’incrédulité sous l’impact de la réalisation de cet événement. Pour quantifier cet état de choses il faut faire appel à un concept plus complexe que celui de mesure de probabilité d’une croyance ou d’un événement. C’est la probabilité conditionnelle ou a posteriori de la croyance, sachant que l’événement est réalisé. Ce concept donne une représentation formelle de l’induction.

●      Le passage de la probabilité inconditionnelle ou a priori d’une croyance à la probabilité conditionnelle ou a posteriori de cette croyance, sachant que l’événement est réalisé peut être déterminé avec exactitude si l’on connaît l’ensemble des conditions suivantes :

     P(Cr): la probabilité inconditionnelle a priori de la croyance;

      P(Ev): la probabilité inconditionnelle a priori de l’événement par rapport à l’ensemble des possibilités;

      P(Ev|Cr): la probabilité conditionnelle de l’événement dans l’hypothèse où la croyance serait vraie.

●      La formule de Bayes (1763) permet de calculer la probabilité a posteriori d’une croyance sur la base de la connaissance a priori de ses conditions :

   P(Cr|Ev) = P(Ev|Cr) P(Cr)

                                     P(Ev)

8) L’invasion des probabilités dans nos vies en rapport aux progrès de la modélisation des processus cérébraux de la cognition dans les termes d’un modèle probabiliste de fonctionnement du cerveau : « Sommes-nous les jouets des conjectures d’un cerveau-machine bayésien ? » Discussion de la confusion entre modèle et théorie explicative. Un modèle demeure un mode de représentation possible en compétition avec d’autres modes de représentation possibles. Une théorie doit être unique et exclusive. Les neurosciences et les sciences cognitives contemporaines ne dépassent pas le stade de sciences modélisatrices. Même si elles se présentent comme des sciences conformes au modèle traditionnel de la physique. Le processus de l’explication scientifique et ses étapes : métaphores ou analogies – modèles – théorie ou équations – faits établis de la Nature physique et la tendance à la substantialisation des modèles et des métaphores en des descriptions de faits ou de choses.

9) Comment est-il possible que les mécanismes cérébraux sous-tendant la cognition soient probabilistes, si le raisonnement naturel des sujets n’est pas conforme aux règles logiques de l’inférence statistique ? D. Kahneman & A. Tversky, On the psychology of prediction, Psychological Review (1973):

●      Les sujets dans leurs inférences ne s’occupent pas du degré de fiabilité des données, ni de la probabilité d’hypothèses a priori. Ils n’ont pas tendance à se rabattre sur une estimation initiale quand les données manquent de fiabilité. Au lieu de régler leur jugement sur l’évaluation rigoureuse des vraisemblances, ils se basent sur une heuristique intuitive à base de types représentatifs.

●      Ex : estimer à partir d’un profil de personnalité établi par simple test projectif en fin d’études secondaires la probabilité qu’un étudiant (Tom W.) ait obtenu un diplôme d’études supérieures dans l’une ou l’autre des filières universitaires des Etats Unis.

●      Un échantillon de plus d’une centaine d’étudiants diplômés en psychologie des plus grandes universités américaines ne tient compte que de la similitude entre le profil de personnalité et le type de l’étudiant diplômé dans chaque filière en négligeant le manque de fiabilité de ce profil de personnalité. Ils ne cherchent pas à pondérer la fiabilité de l’information accessible avec la probabilité a priori de la distribution des étudiants américains entre les différentes filières.

●      Leur estimation de probabilité concernant la filière universitaire de Tom W. coïncide avec la conformité de son profil de personnalité avec l’étudiant-type de chaque filière et diverge nettement par rapport à la proportion des étudiants diplômés dans les différentes filières : sa caractérisation comme « intelligent mais introverti » fait qu’il est classé en informatique plutôt qu’en lettres, alors qu’il y a une plus grande proportion d’étudiants en lettres qu’en informatique, donc plus de chances qu’il soit en lettres, à moins que l’information sur son profil de personnalité ne soit absolument fiable, ce qui n’est pas.

10) La réinterprétation phénoménologique de la solution psychologique de Hume et la naturalisation de la phénoménologie de l’induction originaire par le modèle de cerveau bayésien. La réduction sauvegarde-t-elle ce qui donne à l’expérience subjective son sens, le caractère du monde de la vie quotidienne d’être structuré en fonction non de moyennes statistiques, mais de types familiers renvoyant à une herméneutique culturelle et historique? Les types de significations de la vie quotidienne ne sont pas des moyennes :

●      Y a-t-il en chacun de nous un observateur intelligent et circonspect, qui doute comme Descartes s’il y a quelque chose au monde de certain ; mais qui à la différence de Descartes ne renonce pas à estimer et pondérer de simples probabilités en vue d’encadrer l’action dans les limites de confiance des signaux de l’extérieur ?

●      Cet observateur étant privé de critères extérieurs à son propre point de vue limité et contingent, ne prendra en compte dans ses calculs que des données strictement locales. C’est là une limitation insurmontable par rapport à notre expérience dont le sens renvoie à l’horizon intersubjectif du monde quotidien.

●      Subjectivement, ce monde de l’expérience nous devient accessible grâce à nos organes sensoriels. Mais le fonctionnement de ces organes peut être normal ou anormal. Or, la norme en question n’est pas une moyenne statistique. C’est un optimum fonctionnel évaluable intersubjectivement au sein d’une communauté d’agents humains : « les mal voyants voient plus mal que les autres » (Husserl, LW, T.57)!

●       Objectivement, notre horizon ne se réduit pas à une somme de possibilités indifférentes (équiprobables). Il est structuré en une ontologie stratifiée par le pouvoir organisateur d’une herméneutique de types idéaux communs :

●       Ce dont nous avons l’expérience est : « une chose » ou « notre propre corps », ou « une autre personne », ou encore un exemplaire d’une liste de types d’entités plus spécifiques.

11) L’ontologie de notre expérience n’est pas un flux aléatoire :

●      Le principe de l’inférence bayésienne rationalise avec succès les vicissitudes de la perception d’un organisme dont l’information est limitée par les capteurs sensoriels.

●      Mais l’application de la formule de Bayes requiert la présupposition de certaines estimations de probabilité a priori concernant l’état du corps et la valeur des signaux sensoriels. Ces a priori servent de base pour l’inférence inductive de l’état du corps, mais ils ne peuvent pas eux-mêmes être déterminés par cette inférence inductive. Toute estimation de probabilité conditionnelle prend appui sur d’autres estimations de probabilités (inconditionnelles) sans jamais qu’on puisse revenir à des certitudes.

●      Habituellement on renvoie la question à l’idéologie évolutionniste généralement partagée. On attribue une valeur de survie aux présupposés naturels de la perception : symétrie, stabilité, congruence des événements futurs avec les événements passés. Mais, c’est là un palliatif ad hoc et non un principe systématique.

●      Ce qui échappe au mode de représentation formel bayésien, c’est la structure ontologique de notre expérience qui informe le monde perçu. Cette structure ontologique procure aux formations de l’expérience le sens qu’elles ont pour nous. Sa mise en évidence demande une analyse phénoménologique, non une substruction théorique.

●      Les choses de la perception ressortent sur le fond d’un horizon stratifié qui lui-même ouvre sur de nouveaux horizons plus spécifiques à mesure qu’on s’approche. Ce processus d’explicitation se réalise en maintenant une continuité de congruence d’un niveau d’analyse à l’autre.

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Sujet : « Toutes les fois que c’est jour de marché, il pleut. »

 En quoi nos expectatives quotidiennes, ou les prédictions en science, sont-elles plus raisonnables que cette parodie d’induction, par Lichtenberg ?

1.   Georg Christoph Lichtenberg (1742-1799) philosophe, mathématicien et physicien, professeur à la célèbre Université Georg-August de Göttingen, fondée par George II, électeur de Hanovre et roi d’Angleterre. Lichtenberg, influente personnalité littéraire de l’Aufklärung, est l’auteur d’aphorismes (Le miroir de l’âme, trad. Ch. Le Blanc, José Corti, 1997) et d’écrits satiriques pour l’Almanach de Göttingue, dont il était lui-même le rédacteur (Le couteau sans lame, trad. Ch. Le Blanc, José Corti, 1999).

2.   La parodie : procédé rhétorique consistant à détourner les expressions d’un autre dans un sens ridicule de façon à le déconsidérer. La satire : genre littéraire dédié à la dénonciation des défauts des hommes. Ridicule : digne de risée. Une pédagogie indirecte à l’intention du public populaire qui mobilise les ressources du comique pour la défense du rationalisme contre l’obscurantisme.  

3.   Lichtenberg, ‘De la Physiognomonie : contre les physiognomonistes. Pour la promotion de l’amour et de la connaissance de l’homme’ (1778). Texte satirique destiné à ridiculiser les prétentions scientifiques (et apologétiques) de la physiognomonie. Johann Kaspar Lavater (1741-1801), pasteur protestant à Zürich, auteur (avec la collaboration de Goethe) de Physiognomische Fragmente zur Beförderung der Menschenkenntnis und Menschenliebe, en 4 vol. (1775-1778). Le profil, la forme de la tête et les traits du visage sont des signes certains du caractère et de l’intelligence. Un déterminisme fondé sur la prétention de la théologie positive au statut de science : si Dieu a créé l’âme pour diriger le corps, on doit pouvoir remonter du corps à l’âme et à Dieu. Différence d’avec la Phrénologie de Franz Joseph Gall (1758-1828) fondée sur l’anatomie et la physiologie du cerveau : le développement relatif des régions du cerveau qui sous-tendent les fonctions mentales était présumé (à tort) influencer la forme du crâne, dont l’examen (crânioscopie) suffirait à déterminer l’intelligence et la personnalité.

4.   Lichtenberg : « Sur la base d’un coup d’œil jeté sur un portrait en buste, deux observateurs se prononcent sur la taille de cet homme : pour le premier, il est grand ; pour le second, il est petit : aucun ne sait dire pourquoi… « Il pleut tous les jours de marché », dit le marchand ; « et aussi toutes les fois que je mets le linge à sécher », ajoute la ménagère.

5.   L’induction, art de remonter des effets manifestes aux causes cachées, en particulier des traits du visage à la personnalité de l’individu. Procédé par généralisation sur la base de l’observation d’indices locaux. Présupposition : qu’il existe une relation causale comme il en existe une entre les symptômes de la maladie et une infection microbienne. En l’occurrence, les événements ‘marché’ et ‘pluie’ sont hétérogènes, c-à-d. tels qu’une relation causale entre eux est impensable. Questions sur les intentions de Lichtenberg : toutes les inductions sont-elles dépourvues de fondement rationnel ? Le marchand ou la ménagère sont des ignorants : les inductions scientifiques fondées sur l’hypothèse d’une relation causale entre les termes de l’inférence sont-elles donc épargnées ? En dehors de l’inférence démonstrative (syllogisme), les inférences statistiques ou probabilistes fondées sur « les lois du hasard » sont-elles légitimes ?

6.   Convient-il d’élargir le cadre du rationnel au « hasard domestiqué », dans la mesure où celui-ci diffère d’une pure contingence ? Les séries d’événements entre lesquelles nous sommes amenés à faire des corrélations dans la vie moderne ou en science sont souvent hétérogènes, ou au moins dépourvues de connexion causale directe : échec à la conception classique des probabilités « objectives » qui assumait l’existence de causes mécaniques nécessaires et universelles dans la nature en même temps que la limitation de la connaissance humaine. (Cf. Pierre-Simon de Laplace (1744-1827), Essai philosophique sur les probabilités, Paris, 1814 : tous les événements, y compris les plus insignifiants, sont soumis aux lois de la nature avec la même nécessité que les révolutions du soleil.)

7.   Les phénomènes du vivant et de la société concernent des individus : ils semblent requérir autant de lois que de cas particuliers. Ils comportent des variations par rapport à l’état normal (pathologie, anomie sociale) inconnus dans la nature physique (au moins pour la Mécanique classique). La prédiction en médecine n’est jamais une certitude : on ne peut aller au-delà d’approximations. Xavier Bichat (1771-1802), Anatomie générale appliquée à la médecine (1801).

8.   Ex : Pour fixer le montant des primes d’assurance sur la vie les compagnies d’assurance doivent avoir une estimation de probabilité de la maladie dans la population. D’où le besoin d’une statistique des tables de mortalité. The Highland Society d’Ecosse publie dès 1825 une “Law of sickness: the quantum of sickness which an individual on an average experiences each year from 20 to 70 years of age”.

9.   Ex : Quel rapport y a-t-il entre la crédibilité du témoignage du témoin d’un délit et la probabilité de la culpabilité de l’accusé ? Comment combiner la crédibilité d’une chaîne de témoignages, où un témoin dont la crédibilité n’est pas certaine rend témoignage sur un autre témoin dont le témoignage, à son tour, est suspect ? Cf. Siméon-Denis Poisson (1781-1840), Recherches sur la probabilité des jugements en matière criminelle et en matière civile, précédées des règles du calcul des probabilités, Paris, 1837 qui énonce la loi des grands nombres : si l’on observe un grand nombre d’événements de même sorte, dont les causes varient de manière irrégulière, on trouve des rapports presque constants entre les nombres de ces événements.

10.          Ex : La perte de la cargaison ou le naufrage d’un navire marchand au cours d’un voyage aux Indes est un événement chaque fois différent : un navire aura été victime d’un ouragan ; un autre de l’incompétence du capitaine ; un autre aura subi l’arraisonnement par des pirates, etc. L’absence d’une cause unique n’empêche pas qu’il y a une proportion constante de navires perdus sur la route des Indes.

11.          Question sceptique : si l’induction repose sur la mise en corrélation de phénomènes non reliés par causalité mécanique, une telle corrélation non causale pourra toujours être regardée comme l’intervention de la Providence pour la sauvegarde de l’ordre du monde, au niveau de la stabilité statistique des fréquences relatives de séries d’événements, sinon à celui des événements individuels. Cette téléologie s’inscrit dans la tradition de Newton : cf. Abraham de Moivre (1667-1754), huguenot français réfugié à Londres après la révocation de l’Édit de Nantes. Mathématicien ami de Newton, il a contribué à la théorie des probabilités avec la définition de l’indépendance statistique : la probabilité d’un événement composé d’événements indépendants est le produit des probabilités des événements composants (The Doctrine of Chances, 1718).

12.          Ex : Pourquoi ne naît-il pas autant de filles que de garçons ? Le pasteur Süssmilch, statisticien allemand du XVIIIe s. interprète l’excédent des garçons par rapport aux filles comme preuve de l’action de la Providence : Die gottliche Ordnung in der Veränderung des menschlichen Geschlechts, aus der Geburt, dem Tode und der Fortpflanzung desselben erwiesen, Berlin, 1741.  

13.          Le rejet du déterminisme n’est pas incompatible avec un rationalisme statistique et probabiliste. Charles Sanders Pierce (1839-1931) ‘The doctrine of necessity examined’: “the common belief that every single fact in the universe is determined by law: the proposition in question is that the state of things existing at any time, together with certain immutable laws, completely determines the state of things at every other times… I believe that I have thus subjected to fair examination all the important reasons for adhering to the theory of universal necessity, and shown their nullity.”

14.          Légitimité des probabilités subjectives : la formule de Thomas Bayes (1763) formalise le processus subjectif de la révision des croyances (dans l’hypothèse d’un sujet idéalement rationnel). Ex : on peut calculer la probabilité de la culpabilité de l’accusé en traitant le vote de la majorité du jury comme l’effet observé et la culpabilité (ou l’innocence) comme la cause inconnue. Pas de causalité mécanique, mais une règle pour guider (ou évaluer) la décision. Poisson a reconnu l’importance de la contribution de Bayes à travers son application par Marie-Jean Caritat de Condorcet (1743-1794) aux jugements (et pas seulement aux fréquences d’événements objectifs, comme aux dés) dans son Essai sur l’application de l’analyse à la probabilité des décisions rendues à la pluralité des voix, Paris, 1785.

15.          Aujourd’hui il y a urgence à remettre en route la critique lichtenbergienne, parce que la naturalisation de l’épistémologie en neurosciences cognitives est un avatar de la physico-théologie (Kant, Kritik der reinen Vernunft, II. Transzendentale Dialektik, II, III, VI). La Nature, incluant ce système naturel qu’est le cerveau humain, organe de la cognition, « se referme sur elle-même comme un Grand Objet » (Merleau-Ponty). Le fondement de l’induction à la base de toute science empirique est trouvé dans le fait que « le cerveau est un mécanisme anticipateur » (Berthoz) capable de cette « induction originaire » qu’est la perception avant le jugement qui en est l’expression prédicative (Husserl). Que les agents humains ne sont pas des calculateurs bayésiens n’empêcherait pas que le cerveau en soit un. L’être-pour-moi de l’expérience est ressaisi dans l’être-en-soi. Liquidation idéologique de la subjectivité au profit du savoir objectif.

 

Publié dans philosophie

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